Des Inconnues

Cours de français du Community College de Nanzan Tandai par Jean-François Masseron.

Semestre d'automne 2006 (septembre - décembre).

南山短期大学コミュニティカレッジ・上級フランス語講座・2006年の秋学期

24 novembre 2006

Modiano, interview à la publication des Inconnues

"Je suis incapable d'écrire un livre de pure fiction. Alors, j'ai mélangé mes propres souvenirs et ceux des filles que j'ai croisées dans les années 60. Comme l'héroïne du deuxième récit, j'ai souffert de vivre dans un pensionnat près d'Annecy, le collège Saint-Joseph de Thônes, et, comme elle, je m'en suis évadé pour rentrer à Paris en train. Comme celle du premier récit, j'ai vécu dans cette atmosphère trouble de la fin de la guerre d'Algérie. Les très rares fois où j'ai vu mon père, c'était à Genève. J'avais 16 ans, on venait me chercher dans mon pensionnat, je traversais la frontière, et j'arrivais dans le hall de l'Hôtel du Rhône où j'assistais à un mystérieux ballet de diplomates, de dirigeants du FLN, d'hommes cravatés à l'air sombre, c'était une ambiance très étrange, très secrète. Enfin, comme la jeune femme du troisième récit, j'ai connu, toujours près d'Annecy, des disciples de Gurdjieff, et j'étais frappé de constater qu'ils étaient toujours recrutés chez des intellectuels se trouvant dans un état physique désespéré."
À propos du livre "Des inconnues", Nouvel Observateur, 28-01-1999.

Les photos de René

René possédait-il cette photo pour préparer son livre ? (Ici, Himmler)

20 novembre 2006

En marge du cours du 18 novembre : grand huit, billard électrique, 100 francs...

Coïncidence ! Je cherchais une image de grand huit et voici que j'en trouve une qui est la reproduction d'un grand huit sur une vitre de flipper (ou billard électrique).Et toujours dans le domaine des coïncidences, en cherchant des informations sur la Foire du trône, je suis tombé sur... un cheval, emblème de la Foire.Un certain nombre d'écoles, collèges et lycées portent le nom d'Hélène Boucher, une aviatrice qui s'est tuée dans un accident d'avion à 26 ans en 1934.Le lycée Hélène-Boucher qu'a fréquenté l'héroïne est dans le XXè arrondissement, cour de Vincennes (dans le quartier où la petite Bijou retrouve sa mère).

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Jukebox et flipper

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Un des plaisirs de l'héroïne : "Au début, dans mon enfance, c'était d'avoir une pièce de cent francs pour acheter à la boulangerie Nédelec une glace à la pistache ou de monter à la Foire du Trône dans le Grand Huit..."
19 ans en 67-68 : elle est donc née en 1948 ou 49 (3 ou 4 ans plus jeune que Modiano, elle pourrait être sa petite soeur). Elle avait sans doute des pièces de 100 francs (valeur nominale actuelle : env. 0,15 euro) comme celles-ci (la première est une pièce de 1950, la seconde de 1958)
Mais dans la troisième nouvelle, il est question deux fois de "cent francs" :Une pièce (dans l'enfance de l'héroïne) et un billet (au moment de la fiction, 1968). Ce sont alors des "nouveaux francs" qui valent 10 000 anciens francs (15 euros). C'est ce que Michel Kérourédan donne à l'héroïne pour taper son manuscrit. Sans doute un billet comme celui-ci (1964) :
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La boulangerie Nédelec. Nédelec est lui aussi un nom à consonance bretonne. Plus courant que Kérourédan. Voir ici.
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"J'assistais souvent à deux séances de cinéma par jour et j'oubliais ma solitude, assise avec les autres, le soir, dans les petites salles de la rue Champollion, juste avant que le film ne commence. Mais à la sortie du cinéma, une angoisse m'envahissait. Il fallait prendre le chemin du retour, rue de Vaugirard, rue de Rennes, jusqu'à Montparnasse. "(dans La petite Bijou, c'était le Studio 28 qui était cité :
"L'un d'eux me semblait plus intéressant que les autres et j'étais sortie seule avec lui. Il m'avait invitée au restaurant et au Studio 28, un cinéma de Montmartre, pour y voir de vieux films américains. Une nuit, à la sortie du cinéma, il m'avait emmenée dans un hôtel, près du Châtelet, et je m'étais laissé faire. De tous ces gens et de toutes ces sorties, il ne me restait qu'un vague souvenir. Cela n'avait pas compté pour moi. Je ne me rappelais même pas le prénom de ce type. J'avais seulement retenu son nom : Wurlitzer. ")__________
P. 129 : Une église moderne dont je ne savais pas très bien, à cause de l'obscurité, si elle était construite en béton ou en brique...

Monsieur Ito a trouvé la réponse à la question de l'héroïne : elle est en brique.
Et l'architecte est Léon Azéma.
http://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9on_Az%C3%A9ma

17 novembre 2006

Désormais...

La partie que nous étudierons le 18 novembre commence par désormais.
Désormais marque une rupture entre un avant et un après.

L'avant nous l'avons vu la semaine dernière. L'après c'est d'abord un changement d'habitude de l'héroïne : elle va au café de la Place d'Alleray à partir de 11 heures du matin. En plus des petits événements rassurants qui ponctuent familièrement les après-midi (le bruit du billard électrique de deux heures à deux heures et demie, l'homme brun à blouse blanche de la clinique voisine, le chien qui s'allonge sur le trottoir vers trois heures, les deux hommes en camionnette qui boivent un verre au comptoir, Whiter Shade of Pale au juke-box, le plus jeune qui lui fait un signe de tête avec un sourire, le chien qui rentre dans le café puis plus personne jusqu'à la fin de l'après-midi) apparaissent un professeur de philosophie qui corrige ses copies et des employés bruyants d'une entreprise voisine que la patron appelle "la Compagnie du téléphone".

On apprend, au passage, que si l'héroïne n'est pas "sauvage", elle n'en est pas pour cela grégaire:
Moi, chez Barker's, je ne me souvenais pas d'une seule occasion où j'avais pris un repas avec mes collègues. Je ne m'étais liée qu'avec la fille blonde qui tenait le rayon voisin du mien. Parfois, je l'accompagnais à une séance de cinéma.
On apprend également qu'elle est allée au Lycée Hélène-Boucher (vers la Porte de Vincennes, donc à l'autre bout de Paris) et ensuite à l'école Pigier où elle a appris la sténo et la dactylo. Jusqu'à maintenant elle a mené une vie aux plaisirs simples, sans jamais se poser la question du sens de la vie. Ses plaisirs, entre autres : le grand-huit parce qu'elle aimait avoir le vertige. Elle a toujours eu un faible pour les chiens et les chevaux.

Rapidement le professeur de philosophie (on apprendra son nom plus tard : Michel Kérourédan) va devenir un personnage important de la nouvelle.
(Le nom Kérouredan existe, il n'a pas été inventé par Modiano, d'après un site internet il y a 308 Français qui portent ce patronyme. Il semble, d'après la répartition des Kéréroudan que ce soit un nom d'origine bretonne, La finale en -an et l'abondance des noms à consonance étrangère chez Modiano m'avaient fait penser (et peut-être dire en cours) que c'était un nom arménien.Un mensonge (elle cherche du travail) la conduit à entrer dans le cercle des disciples du Docteur Bode.

Sur le Docteur Bode (personnage imaginaire), ainsi que sur un personnage semblable, le Docteur Bouvière (dans Accident Noctune), le Dictionnaire Modiano nous apprend que le modèle a été Gurdjieff :

GURDJIEFF Georg Ivanovitch
Jérôme Garcin – Dans «Des inconnues» (1999), il y avait un certain docteur Bode dont vous écriviez que «la vérité et la sagesse sortaient de (sa) bouche». Ses disciples formaient une sorte de secte philosophique où il était question de «travail sur soi» et de «clé d’octave». Le docteur Bouvière, p. 34, ressemble au docteur Bode..

Patrick Modiano - Pour les deux, j’ai pensé à Gurdjieff. Autour de ses livres, de sa pensée, remis au goût du jour par le New Age, gravitaient dans les années 1960 des gens vraiment bizarres qui prétendaient détenir la vérité. C’est l’époque où j’étais en pension en Haute-Savoie. On m’avait raconté que, dans la montagne et les sanatoriums de Praz-sur-Arly, s’étaient retrouvés autrefois des écrivains vulnérables comme Jacques Daumal et Luc Dietrich, qui étaient très influencés par la spiritualité et l’ésotérisme selon Gurdjieff. J’étais frappé par le fait que ses disciples étaient souvent recrutés chez des intellectuels qui se trouvaient dans un état physique désespéré. Après la guerre, de gens comme Louis Pauwels et Jean-François Revel se sont encore réclamés de cet homme, dont il ne faut pas oublier qu’il est tout de même responsable de la mort, en 1923, de Katherine Mansfield.
Jérôme Garcin, Rencontre avec P Modiano, Le Nouvel Observateur, 2 octobre 2003
Dans la brochure (Le rappel de soi) que Kérourédan donne à l'héroïne se trouve une photo : Kérourédan et un membre de son groupe, Gianni. Cette photo trouvée lui rappelle la photo perdue d'elle et de René. Elle a remarqué que dans ce livre, ne figuraient ni le mot bonheur, ni le mot amour.

16 novembre 2006

Des cartes du quartier

De la place d'Alleray à la rue Chauvelot (parcours conseillé en voiture : par la rue de Brançion).Le Parc Georges Brassens (autrefois les abattoirs de Vaugirard, le rue des Morillons, la rue Castagnary)
La rue de Cronstadt, qui conduit droit aux abattoirs.
La Porte de Vanves ou Michel Kerourédan prend le car pour aller donner ses cours de philosophie, et le Boulevard Lefebvre, où se trouve le café Terminus où les "tueurs" ne vont pas.
L'Église saint-Antoine-de-Padoue se trouve Boulevard Lefebvre.En béton ? en briques ?D'autres photos de l'église se trouvent ici

13 novembre 2006

L'été indien


L'expression "l'été indien" qui revient plusieurs fois dans la première nouvelle, la voici pour qualifier le climat japonais (région de Tokyo, mais aussi celle de Nagoya) à partir de fin septembre.

05 novembre 2006

En marge du cours du 4 novembre...

Voici un tableau qui nous renseigne sur la consommation de viande de cheval en France entre 88 et 98.

On voit qu'elle est de moins en moins consommée ; que c'est la plus chère des viandes, un peu devant le veau ; que les Français en consomme 600 gramme par an et par personne (per capita, cf. le latin caput, capitis, la tête ; quant à équidé, encore une origine latine : equus, us : le cheval).
Il faudrait néanmoins voir l'impact de l'épidémie de la vache folle sur la consommation de viande chevaline.
Ci-dessus, la mosaïque dont je vous ai parlé : une ancienne boucherie chevaline, à Paris, dans le quartier du Marais, dans une rue parallèle à la rue Saint-Antoine ou la rue de Rivoli.

Monsieur Ito a cherché lui aussi des informations sur la consommation de viande de cheval.
Il a trouvé ces données du ministre l'agriculture du Japon :

La consommation française en 1999 atteignait environ 30 000 tonnes.
C'est la plus forte consommation mondiale devant la Suisse.

03 novembre 2006

Cours du 28 octobre

Le 28 octobre, nous avons balisé à grands traits la troisième nouvelle du livre. Résumé.

• Il s'agit d'une jeune fille. Elle a 19 ans. Son nom nous est inconnu. Elle raconte son histoire, une histoire qui commence peut-être en janvier 1968. En tout cas, après la sortie de A Whiter Shade of Pale,

la chanson de Procol Harum, qui date de 1967. Et comme il n'y a aucune allusion à mai 68, on peut penser qu'elle se situe en janvier 68. Comme la première nouvelle, comme La Petite Bijou, c'est un récit raconté plusieurs années après qu'il s'est passé ("J'ai le souvenir d'un sentier aux odeurs de tilleul. Les années suivantes et jusqu'à maintenant, je n'ai plus jamais eu l'occasion de revenir dans ce quartier.")

• L'héroïne est française, mais elle habitait à Londres. Elle travaillait comme vendeuse dans un magasin - Barker's- à Notting Hill. Elle a été licenciée après y avoir travaillé un an et demi.

• Elle habite dans l'atelier d'un peintre autrichien, qu'elle a rencontré, et qui lui a proposé de garder son atelier, rue Chauvelot (XVè arrondissement) pendant qu'il va à Majorque (île espagnole de la Méditerranée). Elle est seule dans cet atelier.

Comme toutes les héroïnes de Modiano que nous connaissons, elle connait une crise d'angoisse. Elle ne supporte pas la foule, celle du métro par exemple. Ni la lumière. Ni le silence.
• La première nuit qu'elle passe dans l'atelier, elle entend des bruits de sabots de chevaux. Elle aime aller dans un café (le Terminus), elle y reste longtemps. C'est là qu'elle apprend que ces chevaux qu'elle entend sont ceux qu'on mène aux abattoirs - les abattoirs de Vaugirard (actuellement le parc Georges Brassens) [photo ci-contre, l'entrée des abattoirs].

• Il est question d'un certain René. Elle ne le reverra certainement plus. On ne sait pas pourquoi il a dû partir. Il y avait un chien. C'était un moment heureux de sa vie. De ce moment, il ne reste rien. Il aurait pu rester une photo. Un photographe ambulant, comme il en existait autrefois, quand les appareils photos étaient chers et rares, avait pris une photo d'eux trois, dans une rue de Londres quelques jours avant que René ne parte. Elle n'a jamais pu récupérer cette photo, à cause du vendeur du magasin qui ne voulait pas la chercher.

• Elle fait la connaissance d'un professeur de philosophie qui corrige les copies de ses élèves dans le café. Il enseigne dans une école privée. Il n'a jamais passé sa licence de philosophie. Il lui propose de taper à la machine les textes d'un groupe de personnes qui suite l'enseignement du docteur Bode. Une sorte de secte. Le docteur Bode a écrit un traité qui s'appelle In Search of Light and Shadow. Elle sera intégrée à leur groupe et s'y sentira bien malgré l'étrangeté de tous ces gens et de leurs propos.

02 novembre 2006

Photographes et photographies

Walter (dans Des Inconnues 1) est photographe. Les dernières lignes de la nouvelles nous apprennent son projet :
Walter disait qu'il voulait faire un reportage sur les gens qui disparaissent à Paris. Il essaierait de prendre des photos la nuit, dans les commissariats. Ils ne s'apercevraient de rien. Au dépôt. Dans les fourrières. À la Morgue.

Dans Des Inconnues 3, un photographe ambulant a pris en photo l'héroïne, René et le chien. Cette photo irrécupérable (à cause, pense-t-elle de la méchanceté du vendeur du magasin - un brun d'environ trente ans, l'air dédaigneux - de King Street où elle doit la récupérer) serait une preuve tangible de son bonheur passé.
René n'était plus là. Il y avait peu de chance pour que je le revoie jamais. Tous les moments que nous avions passés ensemble avaient basculé dans le vide. On avait voulu supprimer la seule trace de notre existence, à René, à moi, au chien, la seule image où nous étions réunis.
Dans Les Boulevards de ceinture, une photo (son père et deux louches acolytes au bar d'une auberge dans la banlieue de Paris) permet de démarrer le récit - qui se termine par la remise de cette photo au narrateur par le barman du lieu où elle a été prise, pendant l'occupation.

Le narrateur de Dimanches d'août est un ancien photographe. (Une étude de ce roman est accessible ici)

La jeunesse, l'autobiographie, le romancier...

J'ai rajouté un lien dans la colonne de gauche, "afp" (ce qui signifie "Agence France Presse") qui renvoie sur une page qui rassemble quelques propos de Modiano.
Par exemple :

- Autobiographie: "Il y a quelque chose de bancal dans l'autobiographie parce qu'on ne peut jamais vraiment se voir soi-même (...). Pour arriver à une plus grande justesse, il faut avoir recours à la fiction".

- Ses livres: "Les trucs que j'écris, ce ne sont pas vraiment des romans, ce sont des segments, des trucs que j'ai pris, malaxés".

- L'écriture: "Je suis stupéfait d'entendre des écrivains raconter qu'ils écrivent de 8H à 12H et de 14H à 20H! Chez moi, c'est tellement pénible que l'effort ne peut durer qu'une heure ou deux".

- Fait divers: "Je connais à peu près tous les faits divers, depuis 1920 jusqu'à maintenant (...). Si on faisait une radiographie de mes romans, on verrait qu'ils contiennent des pans entiers de l'affaire Profumo ou de l'affaire Christine Keeler ou du rapt du fils Peugeot".
On sait que tous les héros de Modiano sont jeunes. Dans les Inconnues, 18, 19 ou 20 ans. Dans accident nocturne, le héros sort de l'adolescence... ce qui ne les empêche pas d'avoir déjà derrière eux une lourde histoire. Il fait une réflexion, à propos des écrivains actuels, qui éclaire son choix de héros jeunes et de fictions situées dans un passé révolu (de l'Occupation aux années 70) : "En fait, je me trompe peut-être: maintenant la jeunesse dure plus longtemps".
Dans les dernières décennies, la jeunesse aurait donc gagné en longévité ce qu'elle a perdu en intensité.