Des Inconnues

Cours de français du Community College de Nanzan Tandai par Jean-François Masseron.

Semestre d'automne 2006 (septembre - décembre).

南山短期大学コミュニティカレッジ・上級フランス語講座・2006年の秋学期

08 décembre 2006

La deuxième nouvelle

La deuxième nouvelle est facile à dater : la chanson de Charles Aznavour qui "passait souvent à la radio, cet été-là:" (L'amour c'est comme un jour) date de 1962. Et le film La belle Américaine qu'ils ont vu "53 fois" est sorti en 1961.

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Dès les premières lignes, on retrouve les thèmes déjà repérés, dans les deux autres nouvelles ou dans La petite Bijou.

Je suis née à Annecy. ->La Savoie, proximité de la Suisse (Modiano y a été en pension. Villa triste, entre autres, s'y passe). - Situation du lieu dès la première phrase.
Mon père est mort quand j'avais trois ans et ma mère est partie vivre avec un boucher des environs. -> I3, les bouchers, les tueurs, les abattoirs)
Je ne suis pas restée en bons termes avec elle. -> relations difficiles, ou absentes avec les parents. I1 :
"- Et vos parents? Qu'est-ce qu'ils disent de tout ça? J'ai été gênée par cette question. Au moment de quitter Lyon, je n'avais pas eu une seule pensée pour mes parents. Ce n'était pas de l'indifférence, mais, depuis longtemps, je m'éloignais d'eux". I3, aucune mention de la mère dans le présent de l'héroïne.
J'allais quelquefois leur rendre visite, à elle et son nouveau mari, mais je sentais une gêne entre nous. -> la gêne, le sentiment d'être de trop.
Je crois que je lui rappelais de mauvais souvenirs. -> sentiment de culpabilité.
C'était une femme dure et coléreuse, -> La mère de la petite Bijou.
pas du tout sentimentale comme moi. -> I3 se revendiquait comme midinette.
Ses colères me faisaient peur. Elle avait l'écume aux lèvres et elle hurlait avec l'accent du Nord. -> La mère de la petite Bijou. - La propre mère de Modiano avait un accent du nord (Flandres).
(...) Lui, il ressemblait à certains prêtres quand ils ont l'œil sévère et cherchent à savoir les péchés que vous avez commis. -> Le regard d'épervier (I1)
Entre eux, il n'y avait pas d'amour (...)
En tout cas, on aurait dit que l'amour ne l'intéressait pas et même la dégoûtait ->Les hommes qui n'aiment pas les femmes (qui deviennent des bourreaux comme Robespierre ou Hitler, I3)
et que ma naissance avait été, dans sa vie, un accident. -> manque de désir, culpabilité.

Etc.


(à suivre)


07 décembre 2006

La critique du "Monde"

Des Inconnues " Je " est une inconnue par Josyane Savigneau


" Trois récits composent ce curieux livre, ni roman ni recueil de nouvelles. Trois personnes - dont on ignore où elles sont et ce qu'elles font - se remémorent la fin de leur adolescence - entre seize et vingt ans -, quand elles ne savaient pas vraiment d'où elles venaient et encore moins où elles allaient. Ce sont trois personnages emblématiques de l'univers singulier de Modiano, anonymes et inoubliables, entre deux dérives, entre révolte et consentement, lointains et attentifs à la fois, étonnés et pourtant presque résignés, imprévisibles ou trop prévisibles, porteurs de sourdes angoisses nées des atrocités de l'Histoire du XXe siècle, de lourds secrets de famille, d'événements indicibles, d'un passé inexpliqué et qui " ne passe pas ". Mais cette fois, le " je ", la narration à la première personne chère à Patrick Modiano, est au féminin. " Je " est une inconnue, à tous les sens du mot. Et tout ce qui ferait l'histoire, l'anecdote, l'intrigue, dans un autre roman, est ici en creux : la Shoah, la guerre d'Algérie, l'exil, le meurtre, le sexe, le viol, les sectes. Le bizarre, l'incertain, la perdition, le renoncement : voilà ce que traque Modiano depuis trente ans et près de trente livres, solitaire, étrange promeneur dans un Paris perdu, secret et bavard à la fois, beaucoup plus complexe que ne l'imaginent ceux qui célèbrent indéfiniment la " petite musique " de son style en croyant qu'il compose de jolies sonates décoratives. Subversif, Modiano ? Certainement, si on accepte de poser les questions qu'il laisse en suspens. Pourquoi les Français de cette seconde moitié du siècle, qui sont nés, comme lui, vers 1945, ne peuvent-ils pas se regarder ? Qui sont leurs pères et qu'ont-ils fait ? De quoi est-on comptable pour toujours ? Peut-on comprendre et revivre ? Peut-on oublier et survivre ? Peut-on s'enfuir et " vivre en fraude " ? Qu'est-ce que " se souvenir " ? La trace, les identités floues, la mémoire trouée... Des inconnues portent à un point de perfection le jeu de Modiano avec ses obsessions. Comme dans Du plus loin que l'oubli (1996), il s'agit d'emmener le lecteur à la recherche d'un moment de jeunesse. Comme dans Dora Bruder (1997), Modiano pourrait affirmer ici : " Si je n'étais pas là pour l'écrire, il n'y aurait plus aucune trace de cette inconnue. " Ce n'est pas la première fois qu'il s'en va du côté des jeunes filles perdues. Mais qu'il le fasse avec des narratrices change tout. Quand un homme prend le risque d'écrire au féminin, à la première personne, il en dit beaucoup plus long sur la manière dont il voit les femmes que lorsqu'il les fait décrire par un narrateur. Et il en dit plus encore sur ce qu'il pense des hommes. La première inconnue, venue de Lyon à Paris, à dix-huit ans, après avoir raté un entretien d'embauche, alors qu'il lui faut absolument trouver du travail pour gagner son autonomie, rencontre un homme mystérieux, qui se fait appeler Guy Vincent. On est à la fin des années 50 ou au tout début des années 60, pendant la guerre d'Algérie. " Guy ", enfant de la Shoah qui a changé d'identité, est probablement " porteur de valises " pour le FLN. Il a des rendez-vous clandestins, parfois en Suisse. L'inconnue l'accompagne, mais n'est tenue au courant de rien. Un jour seulement elle entend son véritable patronyme, quand Modiano fait surgir dans le récit un Chardonne improbable qui dédicacerait, dans un hall d'hôtel, Vivre à Madère. Elle se laisse aller à cette drôle de vie avec Guy : " La nuit, dans la chambre de l'hôtel, il me posait des questions sur mon enfance et ma famille. Mais, comme lui, je brouillais les pistes. Je me disais qu'une fille aussi simple que moi, qui n'avait qu'un seul nom et qu'un seul prénom, et qui venait de Lyon, ne pouvait pas vraiment l'intéresser. " Un lundi de novembre, lorsqu'elle arrive au rendez-vous, rue Frédéric-Bastiat, Guy n'est plus là. " Il n'y a plus personne ", seulement plusieurs voitures noires devant l'hôtel et un groupe d'hommes sur le trottoir d'en face. Un Algérien qu'elle a déjà vu à Genève lui enjoint de partir : " Pour le moment, vous n'êtes qu'une jeune fille blonde NON IDENTIFIÉE. " Cette inconnue donne en conclusion de son aventure une des clefs du livre, la cohérence des trois histoires : " Des filles que l'on a repêchées dans les eaux de la Saône ou de la Seine, on dit souvent qu'elles étaient inconnues ou non identifiées. Moi j'espère bien le rester pour toujours. " C'est bien un roman de la noyade que Modiano construit, en trois chapitres sans autre lien entre eux que la sensation de l'inconnu. Que faire quand on a le sentiment de se noyer ? Chercher à se sauver ? Trouver quelque chose faisant office de bouée ? Ou bien laisser s'accomplir la disparition ? La deuxième inconnue n'est pas blonde, mais tout aussi " non identifiée ". Elle est née à Annecy. Son père est mort quand elle avait trois ans et sa mère est " partie vivre avec un boucher des environs ". Elle n'est pas restée " en bons termes " avec elle. Sa vie se passe dans un pensionnat à la discipline particulièrement rigoureuse. Pendant les vacances, elle va chez sa tante, à Veyrier-du-Lac, et l'aide à faire le ménage dans les villas des environs. Un avocat parisien en villégiature lui trouve " la beauté du diable " : " Je ne savais pas ce que cela voulait dire et ça m'a fait peur. La même peur que lorsque j'avais entendu dire que mon père était une "tête brûlée". " Un jour, un fils de famille, militaire en permission (il faisait son service en Algérie), bourgeois dédaigneux vouant un amour excessif à sa mère, entraîne la jeune fille dans sa chambre, l'étreint avec maladresse, puis lui lit un passage du livre qu'elle avait déjà remarqué sur sa table de nuit, Comme le temps passe : la pompeuse description, par Brasillach, d'une nuit d'amour, " fraternelle bataille ". Elle éclate de rire. Le garçon l'insulte et la chasse. Après l'été, un dimanche, elle décide de ne pas rentrer au pensionnat. Commence le temps des petits boulots, les retrouvailles avec un ami du père, qui confie à l'inconnue quelques objets ayant appartenu à celui-ci. Parmi ces souvenirs de rien du tout, un revolver. Un soir où elle croyait aller faire du baby-sitting dans une famille pour laquelle elle avait déjà travaillé, elle se retrouve aux prises avec deux hommes bien décidés à s'amuser avec elle, à l'humilier, à la violer. Alors, elle saura s'en servir, du revolver. L'abandon, la violence... il fallait bien que la troisième inconnue s'invente, elle, un refuge. Pour échapper à l'angoisse des chevaux qu'on mène aux abattoirs de Vaugirard, près desquels on lui a prêté un appartement. Pour oublier l'image de René, avec lequel elle vivait à Londres, qui lui a " parlé de ce genre d'hommes pour qui les femmes n'existent pas ". Elle est celle des trois jeunes filles qui exprime le plus constamment son angoisse. Dans l'appartement, dans le métro vide. La peur devient panique dans le métro bondé, dans la foule des couloirs. Elle se sent en sécurité, fugitivement, dans un café du 15e arrondissement qui a ses habitués. Proie idéale pour ceux qui offrent du réconfort à coups de " travail sur soi ", elle va se laisser attirer dans une secte, car " pour rompre sa solitude ", pour apaiser sa terreur de vivre, " on est prête à accepter n'importe quoi "... Il n'y a évidemment pas de morale de l'histoire. Dans aucun des récits. Ce n'est pas dans la manière de Modiano, qui s'est toujours gardé de la démagogie. En revanche, les propos dérangeants, provocants, non conformes, ne lui sont pas étrangers, même s'ils ne sont jamais assénés. Il faut les lire, non pas entre les lignes, mais dans les détails. Ici, le " je " de ses inconnues lui permet d'exprimer une radicale hostilité aux attitudes de certains hommes, à cette complicité, cette grande " fraternité ", cette homosexualité inaboutie qui dictent les comportements de quantité de soi-disant hétérosexuels. Dans ce livre, Modiano va le plus loin possible dans l'observation des relations humaines biaisées, dans la suggestion des dépossessions, des mensonges, des dévastations. Avec, plus que jamais, la délicate alliance de la violence et de l'élégance. "

© Le Monde

01 décembre 2006

Lieux clairs



Ainsi les réunions du groupe d'amis de Michel Kérourédan ont lieu chez Geneviève Peraud, "près de la station Convention", "au début de la rue Dombasle".
Plus précisément : aux numéros 5 et 7.
"Un immeuble clair, étroit, en léger renfoncement, séparé de la rue par une grille et une petite cour." (Ci-contre).

Mireille Maximoff habitait "au bout" de la rue Vineuse. Je ne sais pas si c'est un hasard, mais la rue Dombasle s'appelait autrefois "rue des Vignes"... (Sur la rue Dombasle, ici)

C'est un immeuble clair. Geneviève Péraud, elle, "parlait d'une voix claire, avec un léger accent parisien". Le Docteur Bode, l'héroïne l'image avec des yeux clairs : "À mon avis, c'était un homme au regard clair, dont les mains vous caressaient et apaisaient votre angoisse." Et, effectivement, quand elle voit sa photo au dos de son livre, il a les yeux clairs : " Il m'a tendu un livre cartonné sur la jaquette noire duquel j'ai lu: V. Bode, ln Search of Light and Shadow. Au dos, la photo d'un homme d'une quarantaine d'années, un brun au regard clair, tel que je l'avais imaginé".

L'appartement de la rue Vineuse était "un appartement aux murs clairs". Sans meubles.

Quand l'héroïne 1 quitte Lyon, elle imagine un avenir heureux, et ce bonheur est marqué par la clarté. "Au moment de quitter Lyon, je n'avais pas eu une seule pensée pour mes parents. (...) Un jour, tout deviendrait clair et solide dans ma vie, et je serais heureuse de les retrouver."

On retrouve dans un passage de La petite Bijou beaucoup des éléments de cette nouvelle. Il s'agit du premier rendez-vous de l'héroïne avec Moreau-Badmaev. Je les note en italiques :
Il s'est penché vers moi et il a baissé la voix : « Pourquoi ? Vous n'avez pas le moral ? »
Je n'ai pas été choquée par la question. Je le connaissais à peine, mais, avec lui, je me sentais en confiance.
« Qu'est-ce que vous recherchez exactement dans la vie ? »
Il semblait s'excuser de cette question vague et solennelle. Il me fixait de ses yeux clairs et je remarquai que leur couleur était d'un bleu presque gris. Il avait aussi de très belles mains. « Ce que je recherche dans la vie... » Je prenais mon élan, il fallait vraiment que je réponde quelque chose. Un type comme lui, qui parlait vingt langues, n'aurait pas compris que je ne réponde rien.
« Je recherche... des contacts humains... »
Il n'avait pas l'air déçu de ma réponse. De nouveau, ce regard clair qui m'enveloppait et me faisait baisser les yeux. Et les belles mains, à plat sur la table, dont j'imaginais les doigts longs et fins courant sur les touches d'un piano. J'étais si sensible aux regards et aux mains... (page 35)
Michel Kérourédan est heureux que l'héroïne 3 n'ait "pas d'états d'âme". Cette réponse aurait plus au Docteur Bode. Pourtant, elle a lui dit cela pour se débarrasser d'une question à laquelle elle ne pouvait pas ni ne voulait répondre. Moreau-Badmaev dit à la petite Bijou : « Il y a un mot que vous avez employé tout à l'heure et qui m'a frappé... le mot "fixe"... » Ce mot, pourtant, elle l'avait employé sans y faire attention.

Généralement, dans les textes de Modiano que nous avons étudiés, des indices nous font savoir que l'héroïne, qui raconte son histoire plusieurs années après les événements traumatiques qui la constituent, s'en est finalement sortie. Ici, l'apaisement commence dans le récit même.

*
Chien, enfant, chaussure

Michel Kérourédan a une "façon particulière de porter sa grosse serviette marron sans poignée, comme si c'était un chien ou un enfant".
L'assimilation du chien à l'enfant était déjà dans La petite Bijou, dans un contexte tragique. La mère avait perdu le chien dans le Bois de Boulogne. L'enfant comprend cet abandon comme le signe avant-coureur de son propre abandon : "La peur ne m'a plus quittée. Je me disais qu'après le chien viendrait mon tour" (p. 128).
Dans Accident nocturne, la chaussure du narrateur, accidenté une nuit place de la Concorde, reste sur la chaussée, et il pense à elle comme à un chien écrasé.