Des Inconnues

Cours de français du Community College de Nanzan Tandai par Jean-François Masseron.

Semestre d'automne 2006 (septembre - décembre).

南山短期大学コミュニティカレッジ・上級フランス語講座・2006年の秋学期

07 décembre 2006

La critique du "Monde"

Des Inconnues " Je " est une inconnue par Josyane Savigneau


" Trois récits composent ce curieux livre, ni roman ni recueil de nouvelles. Trois personnes - dont on ignore où elles sont et ce qu'elles font - se remémorent la fin de leur adolescence - entre seize et vingt ans -, quand elles ne savaient pas vraiment d'où elles venaient et encore moins où elles allaient. Ce sont trois personnages emblématiques de l'univers singulier de Modiano, anonymes et inoubliables, entre deux dérives, entre révolte et consentement, lointains et attentifs à la fois, étonnés et pourtant presque résignés, imprévisibles ou trop prévisibles, porteurs de sourdes angoisses nées des atrocités de l'Histoire du XXe siècle, de lourds secrets de famille, d'événements indicibles, d'un passé inexpliqué et qui " ne passe pas ". Mais cette fois, le " je ", la narration à la première personne chère à Patrick Modiano, est au féminin. " Je " est une inconnue, à tous les sens du mot. Et tout ce qui ferait l'histoire, l'anecdote, l'intrigue, dans un autre roman, est ici en creux : la Shoah, la guerre d'Algérie, l'exil, le meurtre, le sexe, le viol, les sectes. Le bizarre, l'incertain, la perdition, le renoncement : voilà ce que traque Modiano depuis trente ans et près de trente livres, solitaire, étrange promeneur dans un Paris perdu, secret et bavard à la fois, beaucoup plus complexe que ne l'imaginent ceux qui célèbrent indéfiniment la " petite musique " de son style en croyant qu'il compose de jolies sonates décoratives. Subversif, Modiano ? Certainement, si on accepte de poser les questions qu'il laisse en suspens. Pourquoi les Français de cette seconde moitié du siècle, qui sont nés, comme lui, vers 1945, ne peuvent-ils pas se regarder ? Qui sont leurs pères et qu'ont-ils fait ? De quoi est-on comptable pour toujours ? Peut-on comprendre et revivre ? Peut-on oublier et survivre ? Peut-on s'enfuir et " vivre en fraude " ? Qu'est-ce que " se souvenir " ? La trace, les identités floues, la mémoire trouée... Des inconnues portent à un point de perfection le jeu de Modiano avec ses obsessions. Comme dans Du plus loin que l'oubli (1996), il s'agit d'emmener le lecteur à la recherche d'un moment de jeunesse. Comme dans Dora Bruder (1997), Modiano pourrait affirmer ici : " Si je n'étais pas là pour l'écrire, il n'y aurait plus aucune trace de cette inconnue. " Ce n'est pas la première fois qu'il s'en va du côté des jeunes filles perdues. Mais qu'il le fasse avec des narratrices change tout. Quand un homme prend le risque d'écrire au féminin, à la première personne, il en dit beaucoup plus long sur la manière dont il voit les femmes que lorsqu'il les fait décrire par un narrateur. Et il en dit plus encore sur ce qu'il pense des hommes. La première inconnue, venue de Lyon à Paris, à dix-huit ans, après avoir raté un entretien d'embauche, alors qu'il lui faut absolument trouver du travail pour gagner son autonomie, rencontre un homme mystérieux, qui se fait appeler Guy Vincent. On est à la fin des années 50 ou au tout début des années 60, pendant la guerre d'Algérie. " Guy ", enfant de la Shoah qui a changé d'identité, est probablement " porteur de valises " pour le FLN. Il a des rendez-vous clandestins, parfois en Suisse. L'inconnue l'accompagne, mais n'est tenue au courant de rien. Un jour seulement elle entend son véritable patronyme, quand Modiano fait surgir dans le récit un Chardonne improbable qui dédicacerait, dans un hall d'hôtel, Vivre à Madère. Elle se laisse aller à cette drôle de vie avec Guy : " La nuit, dans la chambre de l'hôtel, il me posait des questions sur mon enfance et ma famille. Mais, comme lui, je brouillais les pistes. Je me disais qu'une fille aussi simple que moi, qui n'avait qu'un seul nom et qu'un seul prénom, et qui venait de Lyon, ne pouvait pas vraiment l'intéresser. " Un lundi de novembre, lorsqu'elle arrive au rendez-vous, rue Frédéric-Bastiat, Guy n'est plus là. " Il n'y a plus personne ", seulement plusieurs voitures noires devant l'hôtel et un groupe d'hommes sur le trottoir d'en face. Un Algérien qu'elle a déjà vu à Genève lui enjoint de partir : " Pour le moment, vous n'êtes qu'une jeune fille blonde NON IDENTIFIÉE. " Cette inconnue donne en conclusion de son aventure une des clefs du livre, la cohérence des trois histoires : " Des filles que l'on a repêchées dans les eaux de la Saône ou de la Seine, on dit souvent qu'elles étaient inconnues ou non identifiées. Moi j'espère bien le rester pour toujours. " C'est bien un roman de la noyade que Modiano construit, en trois chapitres sans autre lien entre eux que la sensation de l'inconnu. Que faire quand on a le sentiment de se noyer ? Chercher à se sauver ? Trouver quelque chose faisant office de bouée ? Ou bien laisser s'accomplir la disparition ? La deuxième inconnue n'est pas blonde, mais tout aussi " non identifiée ". Elle est née à Annecy. Son père est mort quand elle avait trois ans et sa mère est " partie vivre avec un boucher des environs ". Elle n'est pas restée " en bons termes " avec elle. Sa vie se passe dans un pensionnat à la discipline particulièrement rigoureuse. Pendant les vacances, elle va chez sa tante, à Veyrier-du-Lac, et l'aide à faire le ménage dans les villas des environs. Un avocat parisien en villégiature lui trouve " la beauté du diable " : " Je ne savais pas ce que cela voulait dire et ça m'a fait peur. La même peur que lorsque j'avais entendu dire que mon père était une "tête brûlée". " Un jour, un fils de famille, militaire en permission (il faisait son service en Algérie), bourgeois dédaigneux vouant un amour excessif à sa mère, entraîne la jeune fille dans sa chambre, l'étreint avec maladresse, puis lui lit un passage du livre qu'elle avait déjà remarqué sur sa table de nuit, Comme le temps passe : la pompeuse description, par Brasillach, d'une nuit d'amour, " fraternelle bataille ". Elle éclate de rire. Le garçon l'insulte et la chasse. Après l'été, un dimanche, elle décide de ne pas rentrer au pensionnat. Commence le temps des petits boulots, les retrouvailles avec un ami du père, qui confie à l'inconnue quelques objets ayant appartenu à celui-ci. Parmi ces souvenirs de rien du tout, un revolver. Un soir où elle croyait aller faire du baby-sitting dans une famille pour laquelle elle avait déjà travaillé, elle se retrouve aux prises avec deux hommes bien décidés à s'amuser avec elle, à l'humilier, à la violer. Alors, elle saura s'en servir, du revolver. L'abandon, la violence... il fallait bien que la troisième inconnue s'invente, elle, un refuge. Pour échapper à l'angoisse des chevaux qu'on mène aux abattoirs de Vaugirard, près desquels on lui a prêté un appartement. Pour oublier l'image de René, avec lequel elle vivait à Londres, qui lui a " parlé de ce genre d'hommes pour qui les femmes n'existent pas ". Elle est celle des trois jeunes filles qui exprime le plus constamment son angoisse. Dans l'appartement, dans le métro vide. La peur devient panique dans le métro bondé, dans la foule des couloirs. Elle se sent en sécurité, fugitivement, dans un café du 15e arrondissement qui a ses habitués. Proie idéale pour ceux qui offrent du réconfort à coups de " travail sur soi ", elle va se laisser attirer dans une secte, car " pour rompre sa solitude ", pour apaiser sa terreur de vivre, " on est prête à accepter n'importe quoi "... Il n'y a évidemment pas de morale de l'histoire. Dans aucun des récits. Ce n'est pas dans la manière de Modiano, qui s'est toujours gardé de la démagogie. En revanche, les propos dérangeants, provocants, non conformes, ne lui sont pas étrangers, même s'ils ne sont jamais assénés. Il faut les lire, non pas entre les lignes, mais dans les détails. Ici, le " je " de ses inconnues lui permet d'exprimer une radicale hostilité aux attitudes de certains hommes, à cette complicité, cette grande " fraternité ", cette homosexualité inaboutie qui dictent les comportements de quantité de soi-disant hétérosexuels. Dans ce livre, Modiano va le plus loin possible dans l'observation des relations humaines biaisées, dans la suggestion des dépossessions, des mensonges, des dévastations. Avec, plus que jamais, la délicate alliance de la violence et de l'élégance. "

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